Spécialité mafia

Lamothe et Nicaso démasquent l'empire criminel de la famille Caruana/Cuntrera

 

André Cédilot / La Presse

À la différence du film Trafic ou de la télésérie Omertà, il n'y a pas de fiction. Notre récit, c'est la réalité», clament Lee Lamothe et Antonio Nicaso, auteurs du livre Les Liens du sang (Éditions de l'homme) qui sortira cette semaine. Traduit de l'anglais, le bouquin de 416 pages montre comment
le clan Caruana/Cuntrera, une «famille» mafieuse de la Sicile, s'est développée de génération en génération, depuis le 19e siècle, partout dans le monde, au nez et à la barbe des autorités.

L'arrestation du dernier chef du clan, Alfonso Caruana, et de trois membres de sa famille, à Toronto et Montréal, le 15 juillet 1998, a amené les deux journalistes de la Ville reine à reconstituer l'empire criminel que les Caruana/Cuntrera ont érigé depuis les années soixante, en installant ses bases au Brésil, au Venezuela et au...Canada.

«Ce sont des mafieux atypiques: ils s'adonnent à leurs activités criminelles en se faisant passer pour des hommes d'affaires et des bons pères de famille», souligne Antonio Nicaso, dont c'est le dixième livre sur la mafia et le crime organisé en général.

Le comportement d'Alfonso Caruana illustre sans doute le mieux la mentalité du clan. «Il agit dans l'ombre, et son sens d'appartenance au clan a toujours été plus fort que son sens civique. Ce qui compte, c'est d'étendre l'influence du clan, de grossir ses bénéfices. Il n'est pas violent, mais il y a plein de monde qui tombe autour de lui», explique Nicaso.

«Plutôt que de s'empêtrer dans des conflits de territoires en Sicile, les Caruana/Cuntrera se sont mis au service des autres organisations pour transporter la drogue et blanchir l'argent. Ils sont devenus des courtiers planétaires», explique-t-il. Le groupe fonde son pouvoir sur ses liens familiaux très étroits, ainsi que ses contacts politiques et financiers. La corruption est omniprésente partout où ils passent.

Originaire de Calabre, dans le sud de l'Italie, Nicaso, 36 ans, connaît bien l'esprit mafieux pour avoir grandi dans «la petite rue Messina», en Sicile. Parmi ses amis d'enfance, plusieurs ont mal tourné. «À l'école, un gars sur cinq avait un père mafioso. Le mien est mort quand j'étais jeune. Il était dans l'armée. Ma mère m'a sans doute sauvé, elle surveillait avec qui je me tenais», rappelle-t-il.

En raison du mystère entourant ces «hommes d'honneur» et la peur manifeste des citoyens, Nicaso s'est intéressé très tôt à la mafia. Devenu journaliste, il menait une vie tranquille en Sicile jusqu'à ce qu'il publie son premier livre, Mafia's Code, sur les us et coutumes de l'«honorable société».

Dans les semaines qui ont suivi, il n'a cessé de recevoir des menaces. On a attenté à sa vie en plaçant une bombe sous sa voiture. Il se souvient encore de la date, c'était le 10 octobre 1989. Dix mois plus tard, craignant pour sa vie et celle de sa mère, il a décidé de quitter le pays.

Sur une recommandation du célèbre juge Giovanni Falcone, assassiné en 1992, il s'est retrouvé conseiller du Sénat américain en matière de mafia sicilienne.

En 1990, il a écrit deux autres livres avant de s'amener à Toronto, où il a été embauché au Corriere Canadese-Tandem, seul quotidien en langue italienne au pays. Depuis 1995, il en est l'éditeur adjoint.

Au cours de sa carrière, Nicaso a notamment rencontré l'ancien «parrain des parrains» de la Cosa Nostra américaine, Jos Bonanno, ainsi que le célèbre «repenti» Tomasso Buscetta. Pour étoffer son livre sur les Caruana-Cuntrera, il a longuement interviewé leur principal fournisseur de cocaïne des dernières années, Oreste Pagano, devenu délateur.

Son collègue Lee Lamothe, 52 ans, a lui aussi eu une vie mouvementée, mais cela n'a pas toujours eu de liens avec son métier. «Je n'ai aucune instruction», prévient-il d'entrée de jeu. «C'est un autodidacte, il a beaucoup de mérite», renchérit Nicaso, qui n'a que des éloges sur son travail.

Un drôle de tour du monde

Quoique natif de Montréal, Lamothe a presque toujours vécu dans la Ville reine. «J'avais quatre ou cinq ans quand mes parents ont déménagé en Ontario», dit-il dans un français difficile. Rebelle, il a quitté le foyer familial à 14 ans. Il a fait cinq ans dans une école de réforme. Adepte du mouvement hippie dans les années soixante et soixante-dix, il a été de toutes les manifestations antiaméricaines. Il s'est marié à 20 ans et a beaucoup voyagé.

Jusqu'à ce qu'il obtienne son premier «job sérieux» au Sun de Toronto à l'âge de 31 ans (il écoutait les ondes de la police, puis il est devenu reporter), Lamothe a occupé plein de petits emplois et traîné dans les bas-fonds de la ville. C'est là qu'il a côtoyé des criminels de tout acabit. Entre autres, il dit avoir connu le boxeur Eddie Melo et souvent conversé avec le caïd Paul Volpe, tous deux assassinés.

Fasciné par le milieu interlope, il a passé ses premières années au Sun à éplucher les archives. Il affirme être remonté jusqu'aux années trente et avoir répertorié 10 000 noms de bandits. «C'est la mafia qui m'a toujours le plus attiré. C'est sans doute parce que j'ai été élevé avec des Italiens et que j'ai des contacts dans cette communauté. J'aime aussi beaucoup les mets italiens», ajoute-t-il avec humour.

Depuis, il a pratiquement fait le tour du monde afin d'en savoir plus sur la criminalité organisée, et plus spécialement les investissements mafieux. Au moment de l'entrevue, il revenait justement de Hong Kong et Bangkok. Depuis 1994, il est rédacteur de bulletins périodiques d'information sur le crime organisé.

C'est en passant à la loupe les rapports de police de l'Italie, de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, du Venezuela et du Canada, en revoyant aussi les déclarations de nombreux témoins et en interrogeant parfois des «repentis» que Nicaso et Lamothe ont pu reconstituer l'histoire de la «famille» Cuntrera-Caruana, aussi mystérieuse qu'étendue. «Malgré tout, on pense connaître à peine 10 % de ce qu'ils sont vraiment», estime Lee Lamothe.

L'art de la corruption

«D'abord parce qu'il y a seulement une quinzaine d'années que les policiers ont commencé à s'intéresser à eux. Et que ces mafieux sont passés maîtres dans l'art de la corruption à tous les niveaux», assure Lamothe. «Partout, ils ont corrompu politiciens, juges, avocats, policiers», ajoute Lee Lamothe.

Selon lui, si le crime organisé a pris autant d'ampleur au pays, c'est à cause de l'inertie des dirigeants politiques et de l'incohérence du système. «Les criminels n'ont pas peur du Canada. Avec les lois qu'on a, même s'ils se font prendre, ils savent qu'ils n'auront pas de grosses peines et qu'ils vont sortir rapidement de la prison», explique Lamothe.

Ce n'est pas pour rien, affirme Nicaso, que les Caruana-Cuntrera se sont établis à Montréal quand ils ont mis sur pied leur formidable réseau de contrebande de drogue et de blanchiment d'argent. «Bien sûr, il y a la proximité des États-Unis, vache à lait des trafiquants, mais c'est aussi parce qu'ils s'y sentent à l'aise pour travailler.»

Il en tient pour preuve les nombreuses fois où Alfonso Caruana, alors qu'il était sous écoute par la police, a lui-même dit qu'il est revenu au Canada en 1993, après sept années au Venezuela, parce qu'il s'y sent en sécurité.

D'après Lamothe, le gouvernement fédéral devrait créer une Commission nationale pour faire le point sur les activités de la pègre italienne. «Les Hells Angels, c'est rien à côté de la mafia, moins visible mais beaucoup plus pernicieuse. Tant qu'on aura peur, elle continuera de prospérer au point qu'elle deviendra incontrôlable», conclut-il.

20 Mai 2001