La mafia, plus dangereuse que les terroristes

Cédilot, André

Deux livres à peine sortis des presses en viennent au même constat: non seulement les grandes organisations criminelles ne sont pas mortes, mais les mafias sont au contraire en mode expansion. Au Canada comme ailleurs. Elles infiltrent les réseaux économiques établis, étendent leurs tentacules, augmentent leurs profits. Au point de constituer une plus grande menace que le terrorisme. Réflexion sur ces puissantes organisations.
Les grandes organisations criminelles- la mafia sicilienne en particulier- constituent une plus grande menace que le terrorisme.
Selon le commissaire Jean-François Gayraud, de la police nationale française, les mafias- il en identifie neuf- n'ont jamais été si puissantes, efficaces et omniprésentes dans le monde tant sur le plan économique, politique que social. La raison: le nombre grandissant de pays démocratiques ou en voie de l'être.
"Après le fractionnement des pays (d'Europe de l'Est), on est à l'étape de la criminalisation du monde ", dit-il. Étant donné que les principaux pays de l'Occident sont déjà gangrenés, Gayraud s'inquiète, car l'Europe risque d'ouvrir ses portes à des pays " très instables sur le plan politique et contaminés par la mafia albanophone ", tels l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, la Serbie-Kosovo et le Monténégro, ainsi que la Turquie.
Or, constate-t-il, " les plus fervents (défenseurs) de ces avancées démocratiques sont les États-Unis et le Canada, dont l'insouciance à la chose mafieuse est un fait historique ". Dans le livre intitulé Le Monde des mafias, qu'il vient de publier, le policier-criminologue met aussi en cause les systèmes bancaires et les grands organismes internationaux qu'il accuse d'être " des complices par cécité ". " Comme les mafias, ils sont assoiffés de pouvoir et d'argent ", écrit-il sans détour.
Sicilia Libera Selon lui, les groupes terroristes et les mafieux ont un point commun: ils forment deux sociétés secrètes. Les seconds sont plus inquiétants, car ils peuvent rester dans l'ombre. Contrairement aux terroristes, les mafieux ne sont pas obligés de faire des coups d'éclat pour se faire valoir. " Les mafieux incarnent jusqu'à la caricature le criminel socialement inséré et finalement invisible. Dans un nombre croissant de pays, ils ont la capacité de conditionner des secteurs cruciaux de la vie publique ", dit-il, en illustrant son propos de cas notoires en Italie.
"En Sicile, on ne peut plus remporter une élection ou un grand contrat sans passer par la mafia ", avance-t-il. Selon le spécialiste français, la création ou l'acquisition d'entreprises légales est un autre moyen pour la mafia de s'assurer du " contrôle politicosocial d'un territoire ". À la suite de la clameur populaire qui a suivi l'assassinat des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, en 1992, la mafia sicilienne a fondé son propre parti politique. De tendance nationaliste, le Sicilia Libera était dirigé par le clan corléonais, en contrôle de Cosa Nostra depuis les années 80 en Italie. En 1993, ce parti a recueilli 9 % des votes dans la province de Catane, en Sicile.
Le repenti Antonino Giuffrè, qui a été le chauffeur du chef actuel de Cosa Nostra, Bernardo Provenzano, est allé encore plus loin en associant son patron au parti Forza Italia, du président Silvio Berlusconi. En échange du soutien des mafieux aux élections législatives de 1994 et 2001, le gouvernement italien, fait-il valoir, a revu la loi sur les repentis, réduit les peines de prison et assoupli les conditions de détention des membres de Cosa Nostra condamnés dans les maxiprocès.
Par un curieux hasard, avec l'arrestation de Toto Riina en 1993, Cosa Nostra a mis fin à sa campagne de terrorisme en cessant de tuer des juges et de mettre des bombes partout dans le pays. Selon M. Gayraud, les mafiosi font maintenant plus d'argent avec les appels d'offres publics truqués que le trafic de stupéfiants. La pression judiciaire est aussi moindre que dans le commerce de drogue. Bref, le nouveau mot d'ordre de Cosa Nostra est de se faire oublier!
Narcoterrorisme Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ont ouvert grandes les portes à l'expansion du crime organisé. " L'Union soviétique hier, Oussama ben Laden aujourd'hui, offrent aux mafias une occasion de prospérer en relative impunité ", estime le commissaire Gayraud. La raison est simple, poursuit-il: " L'État ne sait s'occuper sérieusement que d'un ennemi à la fois. Et, généralement, du plus voyant en priorité. Ou du moins gênant. "
Ce point de vue est partagé par le journaliste ontarien Antonio Nicaso, spécialiste du crime organisé. " Dans bon nombre de pays, dont les États-Unis et le Canada, on a transféré plein de ressources à la lutte contre le terrorisme. Or, la plupart de ces policiers, analystes, agents de douanes et as du renseignement viennent de la lutte contre le trafic de drogue ", écrit-il dans le livre Angels, Mobsters et Narco-Terrorists, lancé la semaine dernière à Montréal.
Il a ajouté, au cours d'une entrevue à La Presse, que " les terroristes se financent souvent par le trafic de drogue. Ils obtiennent des mafieux des armes qu'ils paient avec de la drogue ". Selon lui, l'exemple vient des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et des talibans d'Afghanistan. Ces deux groupes ont la main haute dans leur pays sur la cocaïne et l'opium. " Les terroristes FARC ont remplacé les cartels colombiens. Ils ont des contacts avec le crime organisé, et personne ne dit rien. C'est à la fois scandaleux et terrifiant ", conclut Nicaso.


Montréal: un laboratoire
pour le crime organisé

Cédilot, André

Selon l'expert Antonio Nicaso, Montréal est un véritable laboratoire pour le crime organisé." Les gangsters montréalais ont toujours été en avance sur ceux des autres provinces, et la mafia est loin d'être étrangère à cette situation. Elle agit comme une sorte de rassembleur ", dit-il.
Ce n'est pas d'hier que la mafia montréalaise, le gang de l'Ouest, les Hells Angels, les " familles" colombiennes et autres entretiennent des liens entre eux. " Tout en restant indépendants l'un de l'autre, ils s'associent dans les importations de drogues, fixent les prix et se partagent la distribution ", note l'ancien conseiller du Sénat américain sur la Cosa Nostra sicilienne.
Selon lui, les gangs montréalais font de plus en plus sentir leur présence dans les autres provinces. Comme à Montréal, ils tendent à nouer des alliances avec les criminels locaux. Le clan Caruana/Cuntrera/Rizzuto, par exemple, n'est pas étranger à l'expansion des Hells Angels en Ontario, dit M. Nicaso. "Nouveaux marchés égalent plus d'argent, plus de pouvoirs et plus de possibilités de blanchir les narcodollars ", rappelle-t-il avec insistance.
Autre similitude avec ce qui se passe ici: les criminels ontariens commencent à se servir des gangs de rue pour faire leur besogne. "Encore là, que ce soient les Italiens, les Asiatiques ou les motards, les groupes sont basés sur des ethnies différentes mais ils coopèrent", explique M. Nicaso. Selon lui, le phénomène est le même dans toutes les grandes villes du pays, de Halifax à Vancouver, en passant par Montréal, Ottawa et Toronto.
"Ces alliances se traduisent par la multiplication de tentacules dans toutes les sphères de la société- politique, économique et judiciaire. Avec tous les risques de corruption que cela comporte d'un bout à l'autre du pays ", s'inquiète l'auteur.
"L'influence du crime organisé est déjà importante au Canada. Plus on laisse le crime organisé se structurer, plus nos institutions sont menacées. C'est le signe d'un plus grand péril ", enchaîne l'ex-journaliste du Corriere Canadese de la Ville reine. Selon lui, il y a urgence d'agir, surtout à Montréal, Toronto et Ottawa, où les mafiosi investissent énormément dans des entreprises légitimes.
C'est ainsi, selon M. Nicaso, que les " entrepreneurs mafieux", comme il les appelle, se retrouvent en contact, directement ou indirectement, avec des banquiers, des avocats, des fiscalistes, des comptables, des hommes d'affaires, des publicitaires et même des politiciens. "La présence de la mafia dans une ville est un indice indéniable de la corruption du pouvoir politique."
La guerre des motards, qui a duré de 1994 à 2001, a permis à la mafia montréalaise de prendre encore plus d'ampleur. " Toute l'attention de la police portait sur les motards. Aujourd'hui, ce sont les gangs de rue. Ce n'est pas pour rien que le clan Rizzuto s'est tant développé à Toronto, autant par ses activités licites qu'illicites ", souligne M. Nicaso. Les dernières grandes enquêtes sur la mafia à Montréal et Toronto remontent à 1994 et 1998.

Le Monde des mafias, Jean-François Gayraud, chez Odile Jacob, Paris, 2005.

Angels, Mobsters & Narco-Terrorists, Antonio Nicaso et Lee Lamothe, chez Wiley Canada, Toronto, 2005.

 

La Presse - Dimanche 13 novembre 2005