Le dimanche 26 nov 2006

OPÉRATION COLISÉE

La mafia montréalaise plie... mais ne rompt pas

André Cédilot

L'opération policière menée mercredi contre la mafia montréalaise est la plus importante de toute l'histoire canadienne. Des centaines de policiers, des dizaines d'arrestations, des gros bonnets qui tombent, des millions saisis. Décapitée, la mafia ? La «famille» Rizzuto, sans doute, mais l'organisation elle-même a des réserves. La relève est là, l'argent aussi. Et il y a au moins six autres «familles» mafieuses à Montréal...

La mafia montréalaise est sérieusement ébranlée par la razzia policière qui a décapité le clan Rizzuto, mais elle n'est certainement pas à l'article de la mort. «C'est un dur coup, mais on ne l'a pas cassée», répond sans hésiter un ancien analyste du Service de renseignement criminel de la GRC, Pierre de Champlain.

Plus encore que faire tomber Nick Rizzuto et son «comité de direction», l'opération Colisée fait mal parce qu'on a démasqué des mafiosi de haut rang qui travaillent dans l'ombre depuis près de 50 ans. Elle écorche la crédibilité et l'aura d'invincibilité de l'organisation, pas juste à Montréal et ailleurs au Canada, mais aussi à New York, au Venezuela et en Italie. En somme, partout où ils ont des contacts.

«Ce ne sera jamais plus pareil. C'est la seconde fois que la "famille" Rizzuto est touchée, et sa tête est décimée», affirme le spécialiste de la mafia de Toronto, Antonio Nicaso, en parlant de l'extradition de Vito Rizzuto aux États-Unis pour un triple meurtre commis pour le compte du clan Bonanno de New York, en 1981. «Tout le monde sait qu'ils ne sont plus intouchables. Pour la première fois, on voit le vrai visage de la mafia. Les masques de ses dirigeants sont tombés, ils ne pourront plus opérer dans l'ombre», renchérit M. de Champlain.

«Ce sont la discrétion et la discipline des grands mafiosi montréalais qui ont fait leur succès depuis des décennies», a-t-il noté. C'est la première fois, à l'âge de 82 ans, que Nick Rizzuto est arrêté au Canada. En 1988, il a été condamné au Venezuela pour possession de 1,5 kilo de cocaïne, mais les policiers canadiens ont toujours pensé qu'il avait été victime d'une coup monté. «En général, un mafieux de son niveau ne touche pas à la drogue», assument-ils. Il a été détenu cinq ans avant de rentrer au pays en 1993.

Aussi un «homme d'honneur» - on en compterait une vingtaine au Canada - son gendre et fidèle consigliere depuis des années, Paolo Renda, a été arrêté une seule fois, en 1972, pour un incendie criminel. En compagnie de Vito Rizzuto, il avait mis le feu à un centre commercial de Longueuil. Il avait écopé quatre ans de prison, cependant que le fils de Nick en avait pris pour deux ans. Ils étaient tous deux sortis de prison en 1974.

Mieux encore, l'opération Colisée a montré au public l'importance de la mafia montréalaise, ses ramifications et la panoplie de ses activités illicites: importation et distribution de drogue, exportation de marijuana, paris sportifs sur Internet, recel et blanchiment d'argent. Selon M. de Champlain, l'enquête a aussi donné une bonne idée de sa «capacité de corruption» en arrêtant deux douanières et une dizaine de bagagistes et d'employés d'entretien de compagnies qui ont des contrats à l'aéroport Pierre-Eliott Trudeau. Tout ce beau monde aidait les mafiosi à faire passer en douce des arrivages réguliers de cocaïne.

Outre à Montréal, ils ont de solides assises à Toronto et Vancouver. Grâce à leur association avec la famille Bonanno de New York, ils ont des antennes dans plusieurs grandes villes des États-Unis. Sur la scène internationale, ils ont leur base au Venezuela et en Italie. Et ils rayonnent un peu partout en Europe, incluant l'ancien bloc de l'Est. «Ici même, ils tiennent leur pouvoir surtout de la position stratégique de Montréal, porte d'entrée de la drogue dans l'est de l'Amérique du Nord», explique Antonio Nicaso.

Aux côtés de leurs compatriotes siciliens de la puissante «famille» Caruana-Cuntrera, décrits comme des courtiers planétaires en transport de drogue et blanchiment d'argent, Nick Rizzuto et son fils dirigent un redoutable empire criminel et financier que l'on estime à plus de 400 millions de dollars. Ils ont notamment des investissements dans l'immobilier, l'alimentation, l'automobile, la restauration et l'environnement, ici et ailleurs dans le monde. Ils ont aussi des actions à la Bourse. La preuve de leur richesse demeure les 8 milliards de dollars qu'ils étaient prêts à investir pour la construction du pont de Messina, entre la péninsule de l'Italie et la Sicile. Le projet a avorté quand la police italienne a découvert qui était derrière ce financement douteux.

 

Des frais énormes

 

Malgré le bel exploit de la police, la guerre n'est pas gagnée pour autant. Même que ce n'est qu'une simple victoire. Quoique ébranlés - «il leur faudra quand même un bon bout de temps pour se remettre du choc», estiment les deux experts interviewés par La Presse - la relève mafieuse est là. «On a coupé la plus grosse branche, mais l'arbre reste debout», disent-ils, en expliquant que la mafia montréalaise était formée d'au moins six autres «familles». Il reste à savoir comment va s'articuler le changement à l'interne et quelle sera la réaction des autres organisations criminelles.

Du côté des policiers, on s'affaire actuellement à s'attaquer au volet blanchiment d'argent de l'opération Colisée. Près de 6 millions de biens ont déjà été bloqués ou saisis, soit en vertu de la Loi sur les produits de la criminalité, soit des lois fiscales. D'ici peu, des équipes d'enquêteurs et d'experts vont passer à la loupe la volumineuse masse de dossiers saisis lors des 90 perquisitions effectuées mercredi.

Au quartier général de la
GRC, on se dit par ailleurs prêt à affronter la grosse machine de la justice. Le dossier de preuve est gigantesque. Il y a plus de 1000 chefs d'accusations contre les 90 prévenus. Enregistrée sur support informatique, la volumineuse documentation sera remise aux accusés à compter de demain, alors qu'on fixera la date des enquêtes sur cautionnement. Tout cela entraîne évidemment des dépenses énormes. À elle seule, l'enquête coûtera près de 35 millions de dollars.

Au fil des cinq années d'enquête, il y a eu parfois jusqu'à 80 personnes (policiers, procureurs et employés de soutien) aux trousses des suspects. À titre d'exemple, il a fallu quatre policiers simplement pour tenir à jour le dossier d'écoute électronique qui comprend des centaines de milliers de conversations. C'est sans compter les équipes de traducteurs et de secrétaires qui ont été mises à contribution. «La gestion quotidienne de l'opération était cauchemardesque», a confié un officier de la
GRC.

Il a souligné avoir trouvé «aussi contraignants que l'enquête» les préparatifs entourant la vaste opération de ratissage qui a eu lieu mercredi, et à laquelle ont participé pas moins de 700 personnes, dont certaines venues d'aussi loin que Niagara Falls.

«Aujourd'hui, il faut souvent beaucoup d'hommes et beaucoup d'argent pour faire la moindre enquête. Imaginez les moyens que ça prend quand on s'attaque à la mafia!» souligne Antonio Nicaso, nullement surpris de l'ampleur des coûts de l'opération Colisée. Le seul résumé de la preuve fait plusieurs milliers de pages.

Il n'y a pas de professionnels (avocats, comptables ou fiscalistes) dans la liste des accusés, même si les policiers ont mentionné que plusieurs d'entre eux entouraient Rizzuto et sa bande. Ce qui ajoute grandement au fardeau de la preuve. «Les tribunaux sont exigeants, en particulier quand il s'agit d'histoires de complots, et la preuve doit être de béton, sinon tout peut s'écrouler», de conclure l'ancien journaliste ontarien.