«Mon travail devait être de tuer Pierre Trudeau»


Peter Edwards

Toronto Star

 

Mike Craft se décrit comme un «joueur dégénéré», un gros buveur qui a tenu des bars fréquentés par des membres de la mafia de l'État de New York. Et à l'été 1974, il est passé à quelques semaines de devenir bien pire: l'assassin de Pierre Elliott Trudeau.

 

«Mon travail devait être de tuer Pierre Trudeau, indique Craft, 60 ans. Je suis heureux de ne pas l'avoir fait.»

«Je devais le viser dans l'oeil et le tuer instantanément», ajoute-t-il.

La tête de l'ancien premier ministre a été mise à prix à cause des relations très serrées qu'il avait tissées avec le président cubain Fidel Castro, explique Craft. Le Canada poursuivait ses échanges commerciaux avec ce pays communiste en dépit d'un embargo américain.

Des chefs mafieux comme Meyer Lansky détestaient Castro. En prenant le pouvoir, en 1959, il les avait expulsés de Cuba, et fermé leurs casinos. Ils croyaient qu'en tuant Trudeau, ils pourraient attirer Castro au Canada pour tenter de l'assassiner à son tour lors des funérailles.

«Ils pensaient: «si nous tuons Trudeau, nous pourrons tuer Castro»», dit Mike Craft.

Le complot n'a jamais été exécuté. Craft a été rappelé aux États-Unis à la mi-septembre 1974. Il ignore toujours pourquoi le plan a avorté, mais il croit que les mafieux appréciaient la ligne dure adoptée par le premier ministre à l'égard de Cuba.

Selon l'auteur torontois Antonio Nicaso, expert en crime organisé, Lansky voyait rouge après avoir perdu ses casinos cubains, qu'il utilisait pour blanchir de l'argent. «Il a perdu une bonne partie de sa richesse, explique-t-il. Il était plus furieux qu'un chien enragé.»

Nicaso estime qu'il est plausible que la pègre ait voulu tuer Pierre-Elliott Trudeau afin d'atteindre Fidel Castro. Mais une telle opération, ajoute-t-il, n'aurait pas été possible sans le soutien de la mafia locale.

Sans écarter le témoignage de Mike Craft, Nicaso se demande pourquoi la mafia américaine n'aurait pas contacté Paolo Violi ou Vic Cotroni, à Montréal, afin d'arranger le coup. Cotroni et Violi, tous deux morts aujourd'hui, étaient identifiés comme les têtes dirigeantes du milieu criminel montréalais dans les années 70.

 

Crédibilité

 

Lisa Robert Lewis, rédactrice en chef du Troy Record, dans l'État de New York, confirme que Craft avait des entrées dans le crime organisé et qu'il a collaboré avec le journal dans différentes affaires de corruption policière.

«Les dirigeants du journal, ses employés et moi-même avons tous observé à quel point sa connaissance du crime organisé est profonde», indique-t-elle.

Dans une lettre expédiée au sénateur Charles E. Schumer pendant des audiences publiques sur le crime organisé, en 2003, Lewis a vanté la crédibilité de Mike Craft, qui a été appelé à la barre comme témoin. «Il en a vu beaucoup au fil des années», affirme Lewis.

Craft dit avoir été choisi pour son habileté à manier un fusil, et parce qu'il a grandi dans les Cantons-de-l'Est, non loin de la frontière américaine.

Nicaso affirme que Paul (Legs) Di Cocco Sr., qui possédait un restaurant à Albany, avait des liens avec le clan Galante-Cotroni, à Montréal. Craft se décrit comme un ami de longue date de Di Cocco.

Craft affirme qu'il travaillait seul pendant son séjour au Canada, en août et septembre 1974. Il trimballait ses armes dans un sac de golf.

Il dit aimer le Canada, et considère Trudeau comme un premier ministre fort. Mais, ajoute-t-il, cela ne l'aurait pas empêché de le tuer.

Craft planifiait de tirer sur Trudeau pendant une de ses fréquentes apparitions publiques à Montréal. Il prévoyait s'installer à bonne distance, et utiliser un trépied pour stabiliser son arme. Il avait disposé une série de voitures entre la métropole et la frontière américaine afin de faciliter son évasion.

«Il y aura certainement des gens à Toronto ou à Ottawa qui diront: «Mon Dieu, c'est un froid sociopathe», mais c'est faux. Je n'avais rien contre Pierre Trudeau. Mais si je ne le tuais pas, ils m'auraient tué. Et si je n'avais pas tué M. Trudeau, quelqu'un d'autre l'aurait fait et ils m'auraient tué aussi.»

Craft affirme que ses boulots avec la mafia lui ont rapporté un bon salaire. Il volait dans des entrepôts, et faisait passer clandestinement les marchandises par la frontière. L'argent recueilli était réinvesti dans des bars de la région d'Albany. Ses antécédents l'ont rendu très familier avec les routes traversant la frontière canado-américaine.

L'homme de 60 ans a accepté de se confier, puisqu'il est la seule personne de cet étonnant feuilleton à toujours être en vie, à part Fidel Castro.

La Presse