Gangasta paradise
Le crime organisé au Canada 

 

Tommy Chouinard / Le Voir
Au cours des derniers mois, le Canada a été ébranlé par les aléas du crime organisé. Un important mafioso sicilien, Gaetano Amodeo, s'est retrouvé au coeur d'une affaire de cafouillage qui a secoué le gouvernement fédéral. Des motards ex-Roch Machine ont été condamnés pour la première fois sous des accusations de gangstérisme. Des Hells Angels ont tenté d'infiltrer des ministères fédéraux, alors que le port de Montréal a été, lui, infiltré par les membres de la mafia. Une triade chinoise a essayé de faire entrer au pays des immigrants illégaux. Bref, qui a dit que le Canada était à l'abri des affres du crime organisé?

Chaque jour, ces différents faits du monde interlope sont colligés par Antonio Nicaso, un leader en matière de lutte contre le crime organisé. Né en Italie, Nicaso s'est lancé dans le métier de journaliste à l'âge de 14 ans et a publié son premier livre au sujet de la mafia à 18 ans. Curieux, trop selon les principaux intéressés, il a subi des menaces de mort et a même été victime d'un attentat raté à la voiture piégée.

Aujourd'hui établi au Canada, Nicaso continue sa lutte en tant que coéditeur du Corriere Canadese, un quotidien torontois considéré comme l'une des plus influentes publications italiennes à l'extérieur de l'Italie. Il a aussi écrit plusieurs ouvrages sur le crime organisé, dont Global Mafia: The New World Order of Organized Crime (MacMillan Canada, 1995). Également membre du Nathanson Centre for the Study of Organized Crime and Corruption, de l'Université York à Toronto, Nicaso estime que le Canada est aux prises avec un sérieux problème de crime organisé.

Un mafioso sicilien repenti, Francesco Di Carlo, a récemment déclaré que le système canadien était celui qui servait le mieux la mafia italienne. Il expliquait que le Canada était choisi comme terre d'accueil par plusieurs malfaiteurs, car les activités criminelles y étaient faciles à mener. Est-il vrai que le Canada constitue un paradis pour le crime organisé?
Oui, c'est vrai. Les groupes criminels peuvent investir leur argent et travailler au
Canada sans courir trop de risques. S'ils se font prendre, ils savent que la justice y est plus clémente qu'ailleurs. Le Canada a aussi tous les atouts pour attirer le crime organisé: c'est un pays moderne, technologique, près des États-Unis, où les contrôles financiers sont mous et les frontières, perméables. Avec le libre-échange qui s'étendra à toute l'Amérique, les organisations criminelles sont satisfaites, puisque les barrières aux frontières iront en s'amenuisant. Le premier partisan de la mondialisation au Canada, c'est le crime organisé.

Les organisations criminelles exploitent les failles juridiques et bureaucratiques qui leur permettent de profiter du système. Par exemple, quand un criminel condamné pour trafic de drogues est détenu sans avoir commis un crime contre la personne, on le relâche parfois après qu'il aura purgé seulement le sixième de sa peine! Donc, les blanchisseurs et les trafiquants s'en tirent assez bien. De plus, l'affaire Gaetano Amodeo, qui fait les manchettes, nous prouve que, pour un fugitif, le Canada est le meilleur endroit où se cacher, car les recherches policières y sont encore rudimentaires.

Les gens ne comprennent pas le sérieux problème du crime organisé. Les citoyens pensent que les criminels font leurs petites affaires de leur côté, qu'ils se tuent seulement entre eux, et que si l'on ne se mêle pas de leurs histoires, on n'aura pas de problèmes. Ce genre de commentaire m'exaspère. Quand ton fils dépendant à la drogue achète sa cocaïne d'un revendeur, ce n'est que le stade final de tout un processus contrôlé par le crime organisé.

Après tout, nous avons au moins 18 groupes criminels différents qui opèrent au Canada: comme la mafia sicilienne, présente surtout en Ontario et au Québec; la mafia russe, concentrée au Manitoba; les triades chinoises de Vancouver, sans oublier les cartels colombiens. Et, bien sûr, il y a les motards criminalisés, qui sont en expansion.

D'ailleurs, des dirigeants de la mafia de partout au Canada se sont rencontrés à Toronto en janvier dernier pour évaluer s'ils risquaient de perdre du terrain au profit des bandes de motards criminalisés. Est-ce qu'il faut comprendre que ces derniers représentent une menace pour la mafia traditionnelle?
Avant, au Québec, du moins, les trafiquants et les revendeurs étaient surtout reliés à la mafia. Aujourd'hui, ils font partie des motards. Toutefois, ces derniers ont des alliances avec la mafia. Car, dans beaucoup de villes, des groupes criminalisés différents établissent des partenariats entre eux. D'ailleurs, le crime organisé n'est plus vraiment ethnique ou idéologique: il est capitaliste. Comme dans le monde de la finance, les groupes criminels sont des multinationales, qui se regroupent ou se fusionnent, qu'ils soient blancs, asiatiques ou noirs, peu importe. Ce qui compte, c'est le profit possible après le partenariat.

C'est vrai que les motards sont particulièrement en croissance, mais la mafia tente de les diriger un peu. Car, comme elle a beaucoup d'argent, elle devient parfois leur bâilleur de fonds.

Dans un document rendu public récemment, Douanes Canada révèle que les aéroports et les ports de Montréal sont infiltrés par le crime organisé. Ce fait a étonné beaucoup de gens. Et vous?
Pas vraiment. Montréal est
la porte d'entrée canadienne de la drogue. Les employés de compagnies aériennes, souvent au-dessus de tout soupçon, importent les stupéfiants au pays. Au cours des 50 dernières années, le crime organisé y a établi un véritable réseau de distribution et de trafic.

Les aéroports et les ports servent aussi à un autre genre de trafic peu connu: celui des prostitués et des immigrants clandestins. Les gens pensent que c'est juste dans le Tiers-Monde que cela se passe. Mais non! C'est que le système canadien est incapable de vérifier le passé et le dossier criminel d'un individu qui entre au pays; donc, n'importe qui, ou presque, peut entrer. De plus, comme les frontières sont quasi ouvertes, des immigrants illégaux rentrent très facilement.

Comme on l'a constaté dernièrement, les Hells Angels et les Bandidos infiltrent également des organismes, comme la Société d'assurance automobile du Québec et le ministère du Revenu. Est-ce à dire que le système canadien est dangereusement faillible et que la corruption s'aggrave?
Ces découvertes récentes ne sont que la pointe de l'iceberg. Car les groupes criminellement organisés, ce sont des entreprises commerciales avec des connexions politiques et financières. Ils essaient donc de corrompre des employés de différents secteurs, généralement pour les manipuler et les amener à commettre leurs fraudes. Ils tentent aussi d'entrer en contact les politiciens, de faire partie de leur entourage. Car les groupes se disent que pour avoir une certaine immunité, ils doivent avoir des contacts bien placés chez les politiciens et au sein des institutions financières. La corruption est plus répandue qu'on le pense au
Canada, surtout à cause du manque de contrôle du gouvernement qui donne trop de latitude à beaucoup d'employés dont le travail est peu examiné.

Des comptables, des banquiers, des avocats, des notaires et des gens d'affaires sont également concernés, car les groupes criminels ont de plus en plus besoin d'eux pour exécuter les transactions et gérer ce qu'il est convenu d'appeler leur entreprise. C'est pourquoi, pour contrecarrer les plans du crime organisé, il faut forcer ces gens à rendre des comptes. C'est davantage en nous attaquant à l'argent que nous pouvons faire mal au crime organisé.

Pourtant, selon les statistiques du Service canadien de renseignements criminels, de 5 à 17 milliards de dollars continuent à être blanchis au Canada chaque année...
Je dirais même que la principale activité du crime organisé n'est plus tant le trafic sous toutes ses formes, mais bien les activités légitimes, celles-là même qui servent à l'argent sale. Les groupes criminels investissent également beaucoup sur les marchés boursiers. Ils créent des coquilles vides, des sociétés paravents ou portefeuilles, grâce à l'essor des réseaux financiers informatisés mondiaux et des transactions difficiles à détecter. En fait, le
Canada est devenu un marché libre pour le crime organisé.

De plus, aucune loi n'oblige les banques à rapporter les transactions monétaires suspectes, comme c'est le cas aux États-Unis, en Italie ou à Hong Kong. Je le répète: il faut s'attaquer à l'argent du crime organisé. Il faudrait donc obliger les banques à divulguer des dépôts louches de plus de 15 000 dollars, par exemple. Toutefois, les banques canadiennes ne veulent pas collaborer, car elles jugent qu'il s'agit d'une attaque au droit à la confidentialité et au secret bancaire. Il faudra pourtant le faire. Car se limiter à arrêter de petits criminels ne règle rien, puisque d'autres viendront les remplacer. Cependant, l'argent est une cible intéressante et non renouvelable.

Selon plusieurs, si l'on enlevait de l'économie canadienne l'argent issu du crime organisé, le Canada vivrait un krach sans précédent. Y croyez-vous?
Oui et non. Une chose est sûre: le crime organisé fait rouler une partie de l'économie. Et, jusqu'à maintenant, rien ne devrait l'inquiéter. Car, au
Canada, on s'acharne davantage sur les individus ou les assistés sociaux, possiblement fautifs, que sur les grands fraudeurs. C'est le monde à l'envers. Le gouvernement continue encore de sous-estimer le crime organisé et la société souffre d'un manque d'actions réelles.

Par contre, pour la première fois, quatre membres ou associés des défunts Rock Machine ont été reconnus coupables de gangstérisme, sous la loi fédérale antigang. Voyez-vous cette législation d'un bon oeil et désirez-vous lui donner plus de mordant?
L'actuelle loi antigang, qui a bien peu servi depuis son adoption, ne vise pas l'appartenance à un groupe criminel, mais plutôt la participation à ses activités illégales. Il faut alors prouver que le suspect a commis un crime et qu'il fait partie d'un groupe depuis au moins cinq ans. C'est ridicule. Il y a beaucoup trop de contraintes. Malgré des améliorations, une loi antigang n'est pas une solution miracle, car les grands criminels continuent tout de même de vivre avec une certaine immunité.

Il faut aussi changer la Constitution pour modifier le concept de liberté d'association. Je crois que le Canada est l'un des seuls États à accorder la liberté d'association à des criminels! Dans d'autres pays, cette liberté est accordée à des fins politiques, religieuses, culturelles, mais pas criminelles. Les premiers à profiter de la Charte des droits et libertés, ce sont les criminels!

On a souvent l'impression que les efforts pour piéger les organisations criminelles ne sont investis que dans la lutte contre les motards. Que devrait-on faire pour paralyser l'ensemble du crime organisé?
Je crois qu'il faut développer une stratégie policière nationale. Actuellement, quand la GRC et la Sûreté du Québec doivent collaborer, cela nécessite plein d'autorisations et plusieurs semaines de préparation. C'est trop long. Ensuite, il faudrait encourager la délation dans le milieu pour faire s'effondrer le crime organisé de l'intérieur. Il y aurait également lieu de gérer les peines avec plus de rigueur. Arrêtons de nous acharner sur les vendeurs de pot de bas étage, et attaquons-nous aux gros trafiquants. Un jour, il faudra identifier les "vrais" criminels et replacer les priorités aux bons endroits.